La Dernière Croisade
Par Ann Marie Staples
Je suis pas mal sûre qu'on était
vers la fin de 1962 quand mon école paroissiale commença
un chapitre de Croisés. C'est difficile de dire exactement la date
parce qu'à dix ans, ma tête était plutôt remplie
de miel que de pensées. Mais, oui, il me semble que j'avais à
peu près dix ans quand on annonça dans toutes les salles
de classe l'arrivée d'un organisme international à notre
école. Devenir Croisé, on disait, améliorerait nos
jeunes vies et spirituellement et socialement. Une grande réussite
au Québec, on disait, les Croisées allaient nous donner plein
d'opportunités de pratiquer notre belle langue au New Hampshire.
Je ne sais s'il existait une branche de
Croisés anglophone, mais quand le programme nous fut présenté
pendant l'heure du catéchisme, il n'était pas question que
toutes réunions se feraient en Français.
À l'époque, notre école
bilingue se divisait en deux étapes scolaires étendues dans
trois bâtiments construits au fur et à mesure au cours d'un
siècle. Les quatre cents élèves de l'école
primaire occupaient les deux bâtiments les plus grands et les plus
vieux. La centaine d'étudiants mystérieux de l'école
secondaire se cachaient dans leur bâtiment sauf pour nous rejoindre
aux cérémonies des jours saints. En tout, nous étions
une foule d'environs cinq ou six cents jeunes à qui les bienfaits
de la participation dans les Croisés seraient disponibles.
C'était Soeur Alfred qui se tâcha
de diriger le programme. La bonne soeur était une québécoise
exilée chez nous pour enseigner la sixième année.
Comme le nom Croisés marchait fort bien avec le nom anglais de notre
équipe de balle de panier. The Crusaders, il ne fut pas longtemps
avant que Soeur Alfred reçoive une liste de presque 400 jeunes voulant
devenir Croisés.
Bientôt, chaque après-midi
suivant la dernière classe, Soeur Alfred recevait un groupe différent
dans le sous-sol du vieux bâtiment où elle avait enseigné
pendant toute la journée. Le lundi fut réservé pour
les Croisés les plus murs. Le mercredi arrivaient les Croisés
farouches de sixième. Le vendredi descendaient les petits Croisillons
de troisième. Les semaines se versaient l'une dans la prochaine.
Le vieux sous-sol pulsait avec l'énergie de ses occupants innombrables.
Chaque après-midi, on se faisait
renseigner sur les règles des Croisés. On faisait des bagatelles
pour ses parents, on regardait des petits films de très bon caractère
et on chantait à pleine tête l'hymne officiel :
Je suis Croisé. C'est là
ma
gloire.
Mon coeur pour Dieu tout enflammé--.
Avant les vacances de février, Soeur
Alfred fut obligée de faire sa commande au Canada pour qu'elle puisse
nous vendre chacun le foulard officiel des Croisés. Franchement,
il fallait l'avoir, ce foulard, non seulement pour la grande cérémonie
de consécration qui venait bientôt, mais pour mieux chanter
les merveilleuses de chansons qui arrivaient du Canada chaque mois. Vêtu
du foulard à trois pointes, on pouvait mieux envoyer au ciel nos
prières pour les missions avec un rythme Cha-Cha-Cha :
Chili, Argentine, Vénézu-É-LA
Bolivie, PÉ-ROU, ou bien CU-BA--
Les foulards de coton bleu pâle arrivâmes
pendant le Carême quand nous chantions au tapage d'un bongo:
La moisson (boum-boum-boum) est abondante
Peux nombreux (boum-boum) sont les ouvriers
(boum-boum-boum)--
Avec les premiers vents chauds du mois
de Marie, notre grande église neuve se remplit un joli dimanche
après-midi d'une défilé de jeunes, petits et grands,
chacun portant son foulard de coton bleu pâle. Chacun savait ses
chansons et ses prières. Chaque garçon portait sa chemise
blanche et son pantalon foncé. Chaque fille avait acheté
un chemisier blanc à courtes manches pour porter avec sa jupe foncée.
Sur chaque tête de fille flottait un léger disque de dentelle
aussi blanche que la croix blanche imprimée sur la pointe du foulard
qui lui tombait sur le dos entre les épaules.
L'odeur enivrante des lilas derrière
les vitraux ouverts se mêlait dans nos narines avec le vieil encense
de la messe d'onze heures. Pendant une heure et trois quarts les caméras
des pépères clignotaient, les flambes de cierges dansaient
et les vagues de porteurs de foulards bleus roulaient parfaitement sous
la direction de la cliquette de Soeur Alfred.
Quel honneur de passer devant les deux
vicaires jusqu'au maître autel pour recevoir une épingle dorée
de Monseigneur Simard, lui tout vêtu de rouge et de dentelles pour
la première fois depuis son avancement. Quel triomphe de s'entendre
chanter l'hymne officiel des Croisés avec 400 voix énervées
dans une énorme église étouffée par la transpiration
de huit cents parents. Quelle merveilleuse de tragédie romantique
quand deux grands garçons firent obligés de sortir par la
grande allée une jeune Croisée évanouie. On en parlerait
jusqu'au vacances d'été.
En juin les classes terminèrent
et les foulards se serrèrent soigneusement en attendant la rentrée.
Puis, nous reprîmes nos activités de Croisés les mois
de septembre suivants, toujours un après-midi chaque semaine. Nous
vîmes encore deux cérémonies de consécration
en église, mais rien ne réussirait jamais à dépasser
la majestueuse première de mai ë63.
En '65, Soeur Alfred fut transférée
à une école au Vermont. Le vieux bâtiment de bois où
elle avait enseigné et où nous avions si bien appris nos
drôles de chansons fut condamné en ë66. En 1967, on ferma
notre école secondaire et joignit notre école bilingue avec
celle de la paroisse irlandaise.
Voilà que pendant ce projet fatal d'anglicisation,
tranquillement, les Croisés disparurent nous laissant rien qu'une
mémoire glorieuse.
Mars 2004
This French essay won a prize in the Québec
chapter of the ACA last spring.
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