LE MILIEU, L'APPARTENANCE ET L'INTÉGRATION À LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE:
 La littérature comme outil de connaissance des Franco-Américains
 
 

par Éric Joly, Ottawa, ON, Canada
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 Travail présenté
 au professeur Anne Gilbert
 dans le cadre du cours Geg 4919
 par Éric Joly (828368)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 Département de géographie
 Faculté des arts
 Université d'Ottawa
 avril 1999
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 Because I cannot write my native language and have no
  native home any more, and am amazed by that horrible
  homelessness all French- Canadians abroad in America  have... 
 

  Jack Kérouac, Lettre à Yvonne Le Maître, 1950.
  (Selected Letters: Jack Kerouac, 1940-1956) 
 
 
 
 
 
 

 TABLE DES MATIÈRES
 
 

INTRODUCTION

 1. Humanisme et littérature
 2. La littérature minoritaire
 3. Les Franco-Américains
 4. Le choix d'auteurs 
 5. La langue choisie
 6. La méthodologie
 

A) LE MILIEU

 1. Le logement 
 2. La vie française
 3. La sociabilité
 4. L'abattement
 5. Un espace de transition
 6. Le milieu de travail
 

B) L'INTÉGRATION À LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE

 1. Le rêve américain
 2. L'Autre
 3. L'effet du milieu
 4. Le poids de la différence
 5. L'assimilation
 6. Une insertion difficile
 

C) LIEUX ET APPARTENANCE
 
 

CONCLUSION
 

BIBLIOGRAPHIE 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

INTRODUCTION

1. Humanisme et littérature
 

 Vers le début des années 1970, la géographie humaniste émerge afin de réagir à l'élan quantitatif qui tente de s'emparer de la géographie. Cette géographie va recentrer l'attention vers le subjectif et les perceptions des milieux. Ce faisant, "la géographie humaniste anglo-saxonne a constitué son credo autour de la notion de sense of place".  Anne Buttimer, qui fut longtemps professeure associée à l'Université de Worcester au Massachusetts, élabore au sujet du concept du "sens des lieux" (sense of place) en mentionnant que "There are many dimensions to meaning ascribed to place: symbolic, emotional, cultural, political, and biological...As with other members of the biosphere, too, humans display marked patterns of territoriality".  Le "sens des lieux" est essentiel à l'identité humaine. "Les craintes de l'exil, des termes comme 'mal du pays', 'dépaysement', ainsi que les liens étymologiques évidents entre être et habiter, illustrent bien l'importance de ces relations homme et terre". 

 La géographie anglo-saxonne va être la première à développer l'idée de l'importance de la littérature comme une source précieuse à la géographie humaniste. Les oeuvres fictives permettent au chercheur un point de vue

privilégié, soit la possibilité d'occuper le rôle de l'"insider"  et de s'infiltrer dans les milieux et les paysages décrits dans le roman. La possibilité d'adopter la perspective de l'"insider" est une des raisons qui justifie l'utilisation de la littérature comme terrain de recherche. "...le roman, en ce qu'il évoque de façon éloquente le retentissement intérieur d'une expérience des lieux, peut servir à étoffer des thèses sur l'identité spatiale, l'enracinement de l'homme, le sens des lieux pour lui". 

 Bref, l'approche humaniste a souvent défendu le fait que la littérature offre des témoignages révélateurs sur les lieux et les relations que les individus entretiennent avec eux. La littérature, représente une façon artistique de communiquer de l'information géographique et elle présente de façon subjective l'expérience des lieux (place)  ce qui se prête bien par exemple à l'étude des minorités.

2. La littérature minoritaire

 La littérature minoritaire est définie par François Paré, professeur de l'Université de Guelph, comme étant "...les oeuvres littéraires produites au
sein des minorités ethniques à l'intérieur des États unitaires".  Deleuze et

Guattari clarifient cette définition en écrivant qu'une littérature mineure
"n'est pas celle d'une langue mineure, plutôt celle qu'une minorité fait dans sa langue majeure". 

  Une communauté qui est consciente de son état minoritaire ne va pas toujours prendre pour acquis sa langue et sa culture comme pourrait le faire la majorité. Cependant, il y a un élément négatif qui se rattache au fait minoritaire: la peur de l'assimilation. Le fait de faire partie d'une minorité va souvent être fortement ressenti dans les écrits des romanciers et des poètes de ces espaces minoritaires. Pour plusieurs, ça deviendra même le thème principal de leur oeuvre. Dans cette littérature minoritaire, il sera donc "difficile d'exclure la question identitaire de l'oeuvre d'un auteur qui a fait le pari de la marginalité au détriment de toute forme littéraire institutionnelle". 

 Un aspect qui menace cette littérature minoritaire est qu'en étant trop dominée par la problématique identitaire, elle risque de s'exclure d'un intérêt universel. Elle risque de ne générer qu'un intérêt local et de se refermer sur elle-même. Par exemple, Gérard Robichaud, auteur franco-américain, dit ceci au sujet de la littérature franco-américaine;
 
 
 
 

            Well, if you write only as a Franco-American about
            Franco-Americans, you are not succeeding in what you
            should be doing as a writer. You should write about
            Franco-Americans in a Franco-American setting that
            appeals to the world. You should speak to the world
            and not only to your compatriots. 
 

 Alors, si l'auteur est habile, il peut dévoiler au monde entier une histoire riche et unique. Voilà la beauté et le charme de la littérature minoritaire. Mais avant de rayonner, cette littérature rencontre plusieurs obstacles. Contrairement à la plupart des autres écrivains, l'auteur de l'espace minoritaire doit résoudre une panoplie de questions épineuses au sujet de sa langue et de sa culture avant de se mettre à écrire. Il doit accepter qu'il fait partie d'un espace minoritaire. Une fois que cette étape est franchie, l'auteur de l'espace minoritaire doit maintenant attaquer le problème du public. Qui va lire son livre? Est-ce que ces lecteurs vont se restreindre au milieu minoritaire? Ce n'est que quelques-unes des questions qui caractérisent cette littérature.

 Du point de vue de la géographie culturelle, la littérature minoritaire offre, à mon avis, un point de vue enrichi et unique sur les lieux et les espaces. Elle est souvent associée à des personnes qui sont très fières de leurs racines. À travers les autres qui éprouvent au contraire des sentiments ambigus envers leur héritage, elle permet de mieux comprendre les ambivalences
 
 

du sens des lieux et de l'appartenance. Dans tous les cas, aussi pénible que cela semble être, le fait d'être minoritaire inspire les écrits de ces auteurs qui nous livrent, à travers leur oeuvre, des informations de choix sur le rapport des individus et des groupes aux lieux. Le cas des Franco-Américains illustre bien ceci.

3. Les Franco-Américains

 Durant les années 1840 à 1930, il y a environ 900 000 Canadiens
français qui ont quitté le Québec pour les États-Unis.  Dans la décennie 1860-70, approximativement 20% de la population québécoise a franchi la frontière afin de trouver de l'emploi dans la production industrielle.  Ces émigrés se sont dirigés surtout vers les six États de la Nouvelle-Angleterre. Il y a plusieurs raisons pour cette migration dont la plus importante est de nature économique. 
Sans doute, il était plus attrayant de travailler dans une manufacture de textile et d'obtenir un chèque périodiquement au lieu de pratiquer l'agriculture qui fut un travail saisonnier et instable économiquement. Très rapidement, il y a plusieurs communautés francophones qui ont vu le jour en Nouvelle-Angleterre.
 
 
 

  En 1900, on retrouve 33 000 Canadiens français dans la ville de Fall River (Massachusetts), 24 800 à Lowell (Massachusetts), 23 000 dans la ville de Manchester (New Hampshire) et 13 300 dans la ville de Lewiston-Auburn (Maine). 
Dans ces villes, il y avait des concentrations canadiennes-françaises, soit des "Petits Canadas" avec des églises, des écoles et des quotidiens francophones.

  Cependant, lorsque l'émigration vers les États-Unis diminuera aux environs des années 1930, cela causera l'affaiblissement de plusieurs communautés franco-américaines au plan socio-culturel. À ceci s'ajoute l'assimilation qui a fait ses ravages dans ces communautés noyées dans un environnement anglophone. Néanmoins, on retrouve aujourd'hui certaines communautés franco-américaines qui persistent toujours. Le recensement des États-Unis de 1990 révèle qu'il y a 18 796 Franco-Américains (qui parlent le français à la maison) sur les 81 643 habitants de la ville de Lewiston-Auburn (Maine), soit un pourcentage de 23,02. Plus généralement, ce même recensement démontre la présence de 339 800 Franco-Américains qui parlent la langue française à la maison en Nouvelle-Angleterre. 
Ce nombre représente approximativement 3% de la population totale des six États qu'ils forment. Au sein de cette minorité, on retrouve des écrivain(e)s qui communiquent, par le biais de la littérature, l'expérience de ce milieu minoritaire.
 
 
 

4. Le choix d'auteurs

 Mon choix d'auteurs s'est appuyé sur diverses anthologies de la littérature franco-américaine.  Je voulais étudier des romanciers/romancières qui avaient publié dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Aussi, je voulais analyser des oeuvres écrites en français et en anglais afin d'étoffer ma comparaison pour bien refléter la diversité des cheminements culturels des auteurs. Un autre de mes critères a été de choisir des auteurs provenant de différents milieux en Nouvelle-Angleterre afin d'avoir accès à un éventail d'expériences du milieu. Bref, les dates de parution des quatre oeuvres choisies s'étalent des années 1950 jusqu'à l'aube du nouveau millénaire, ce qui m'a permis de voir la Franco-Américanie du passé et la forme qu'elle semble épouser pour le futur.

  Dès le début, j'ai voulu inclure Jack Kérouac dans ma recherche, soit le célèbre auteur associé à la "beat generation", qui naît en 1922 à Lowell, un "Petit Canada" de l'État du Massachusetts. Le choix a été difficile car plusieurs de ses livres se prêtaient bien à mon étude. J'ai opté pour Dr. Sax (1959) puisque contrairement à plusieurs de ses livres qui sont plutôt des
 
 

"romans de la route", celui-ci est un roman qui contient plusieurs descriptions riches et élaborées du milieu franco-américain. Bref, dans Dr. Sax, Kérouac se remémore son enfance dans le "Petit Canada" de Lowell. Mais ses souvenirs ne sont pas toujours joyeux, puisque "Docteur Sax est du brun de Lowell, poreux, sombre excrémentiel, terne comme la vie des manufactures et les poussières crachées dans les énormes tuyaux d'usine".  D'après Victor-Lévy Beaulieu, Dr. Sax est le "meilleur document que l'on possède sur la vie franco-américaine des années 1920-1930".  J'aurais pu choisir le premier roman de Kérouac intitulé The Town and the City (1950) à cause des nombreuses descriptions qu'il y fait des lieux dans lesquels il a grandi. Malgré le fait que ce roman décrit son milieu franco-américain, je ne voulais pas le choisir car Kérouac a écrit ce roman avant de trouver le style d'écriture qui lui est propre. Je crois que le style spontané d'écriture qu'il a développé au cours de sa carrière lui a permis d'écrire des textes plus honnêtes et purs. Cependant, son premier roman contient un passage incontournable que je vais décrire plus tard dans cette étude. Bref, dans Dr. Sax comme dans la grande majorité de ses écrits, Kérouac met de côté les règles de la syntaxe anglaise et il écrit comme il le sent. Cela a fait l'objet de critiques mais pour nous, il s'agit au contraire d'un atout puisque l'auteur est capable ainsi de communiquer librement ses expériences d'enfance dans un milieu franco-américain.
 
 
 

 Le deuxième auteur que j'ai choisi pour mon étude est Gérard Robichaud, né en 1908 à Saint-Évariste, Québec. Il a vécu dans la ville de New York (village Greenwich) et à Lewiston, Maine qui est aujourd'hui une des villes possédant le plus gros pourcentage de Franco-Américains (langue parlée à la maison). Depuis 1991, il habite à Manchester dans l'État du New Hampshire, autre foyer francophone de la Nouvelle-Angleterre. Son roman intitulé Papa Martel (1961) qui sera à l'étude, a été rédigé en anglais. En 1965, il publia The Apple of His Eye, un autre roman inspiré par les Franco-Américains. Dans Papa Martel, on retrouve une famille franco-américaine qui réside dans un village fictif au Maine (Groverton). Robichaud démontre, avant tout, comment les Franco-Américains continuent à célébrer, malgré certaines difficultés, les traditions et les coutumes de leurs ancêtres. Cet auteur qui a été éduqué à la fois au Québec et aux États-Unis écrivait en français au début de sa carrière mais comme il l'explique en entrevue, il a décidé d'écrire dans la langue de Shakespeare afin de se faire publier aux États-Unis. Kérouac et Robichaud utilisent la langue 
anglaise afin de façonner des idées élaborées dans un cadre culturel français.  Robichaud croît que l'anglais le dessert mieux lors de la rédaction, malgré le fait qu'il écrit à propos de sa francité.

 Un autre auteur dont on parle souvent dans les recueils récents de la littérature franco-américaine est Robert B. Perreault. Sa ville natale de Manchester est située dans l'État du New Hamsphire. Au tournant du siècle, cette
 

ville, comme Lowell, possédait une population importante de Canadiens français. Parmi les quatre auteurs retenus, il est le seul qui a choisi d'écrire dans la langue de Molière. Parmi plusieurs oeuvres rédigées par cet auteur polyglotte, on retrouve notamment One Piece in the Great American Mosaic: The Franco-Americans of New England (1976) et Du Québec à la Nouvelle-Angleterre/Emigration: A Franco-American Experience (1982). Son roman intitulé L'Héritage (1983) que je vais utiliser pour cette étude, raconte l'histoire d'une jeune fille qui, vers le début des années 1970, tente de redécouvrir son passé franco-américain. Les racines franco-américaines que son père désire enterrer, elle cherche pour sa part à les déterrer. Cette histoire émouvante se déroule à Manchester, soit un ancien "Petit Canada". Cela va sans doute offrir un riche terrain pour ma recherche.

   La dernière personne que j'ai choisie pour mon étude est Rhea Côté-Robbins qui en plus d'être écrivaine, mène le groupe des femmes franco-américaines (FAWI). Elle travaille présentement à la rédaction d'un livre portant sur Grace de Repentigny Metalious, Franco-Américaine et romancière célèbre du roman Peyton Place (1956). Pour cette étude, je vais utiliser son livre Wednesday's Child publié en 1997. Ce bouquin épouse plutôt la forme d'un "recueil" de ses souvenirs dont la majorité se rapporte à ses racines franco-américaines. Elle relate plusieurs moments intenses qu'elle a vécus durant son enfance dans le "Petit Canada" de Waterville. Le choix de ce livre me paraît évident pour trois raisons. Premièrement, je crois qu'il sera intéressant de
 
 

comparer la perspective de cette femme à celles des trois hommes. Également, ce sera intéressant de voir comment la Franco-Américanie est traitée dans un livre des années 1990. Il sera important de voir comment ce livre se rapproche des romans de Kérouac et Robichaud, tous les deux publiés au tournant des années 1960. Et troisièmement, ce bouquin a remporté le prix du meilleur livre de l'année 1997 (Chapbook Award), tel que voté par le l'Association des écrivains et des éditeurs de l'État du Maine.

5. La langue choisie...

 En ce qui concerne la langue choisie par les romanciers/romancières franco-américain(e)s, on aura noté que trois des quatre romans que j'ai choisis sont écrits en anglais. D'un côté, on doit s'attendre à ceci car il est nécessaire pour un écrivain d'écrire dans cette langue afin d'améliorer ses chances de publication aux États-Unis. Cependant, ce phénomène semble curieux car la langue française (ou parfois le joual) occupe sans doute un rôle primordial dans l'enfance de ces auteurs franco-américains. Hormis le livre de Perreault, les trois autres romans sont parsemés de mots français malgré le fait qu'ils sont écrits dans la langue de Shakespeare. Cela introduit un débat parfois épineux, soit celui de la langue choisie par les auteurs franco-américains. Vers les années 1930, l'idéologie de la "Survivance" qui vise à protéger et à sauvegarder la langue française prend de l'ampleur.  À ce moment, c'était perçu comme
 
 

sacrilège d'écrire dans la langue anglaise. Cependant, aujourd'hui, les anthologies de la littérature franco-américaine comportent des textes dans les deux langues. Claire Quintal, une des meneuses de file du fait francophone en Nouvelle-Angleterre, mentionne dans la préface d'une anthologie datant de 1992:

            La langue française a continué d'être parlée, écrite
            et lue en Nouvelle-Angleterre jusqu'à nos jours. Vous
            constaterez aussi que c'est vers l'anglais que se
            tournent de plus en plus de nos jours les écrivains
            franco-américains. Qu'ils écrivent leur propre
            histoire et celle de leur famille ou qu'ils décrivent
            tout simplement un aspect de la condition humaine,
            ils savent trop bien que leur avenir littéraire se
            jouera en anglais ou pas du tout.
 
 

 Pour certains, un Franco-Américain doit être en mesure d'écrire et de parler en français. Pour d'autres cependant, le recours au français n'est pas si nécessaire. L'appartenance est une quête personnelle à chacun. Plusieurs vont ressentir une certaine appartenance à la culture sans parler la langue. Pour eux, la francité réside dans le sang et plus précisément, dans le coeur.

6. La méthodologie

 Par le biais de ma lecture, je vais porter une grande attention aux passages offrant des descriptions des lieux, soit les "Petits Canadas" et les filatures. Je vais regarder à la fois l'aspect physique de ces immenses manufactures et des "Petits Canadas" (les logis d'ouvriers, les commerces, les écoles, les églises, etc.) et le côté social, soit les relations qu'entretiennent 
 

les personnages avec ces milieux évoqués dans les romans. Ceci va m'aider à mieux comprendre le sens des lieux (sense of place) des personnages et va faire l'objet de la majeure partie de l'analyse qui suit.

 En lisant ces romans sous une optique géographique, il est aussi important de ne pas simplement rechercher le contenu qui s'applique strictement à la géographie. Il est plutôt crucial d'engager un dialogue avec le roman et de le laisser parler afin "d'examiner sa propre façon de 'faire' de la géographie, ou du moins, d'écrire l'espace et les lieux des hommes".  Il est important, dans la mesure du possible, de laisser le roman nous raconter l'histoire au lieu de le lire avec l'intention d'observer seulement ce que l'on désire voir. Ceci est l'approche que j'ai moi même privilégiée. 

A) LE MILIEU

 Un élément très représentatif de l'histoire des Franco-Américains est, sans doute, le "Petit Canada", soit ce lieu que l'on retrouve dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre où se concentraient les Canadiens français nouvellement arrivés aux États-Unis. Parmi les plus grands "Petits Canadas", on retrouve celui de la ville de Lowell, dans l'État du Massachusetts 
et celui de la ville de Manchester, dans l'État du New Hampshire. À une plus petite échelle, on retrouve le "Petit Canada" situé à Waterville, dans l'État du
 
 

Maine. Il y a plusieurs autres "Petits Canadas" dans la Nouvelle-Angleterre mais cette recherche va, par le biais des romans dont ils sont les cadres, se concentrer plutôt sur ces trois communautés.

1. Le logement

 Un élément central de la description des milieux est sans doute la maison qui représente pour plusieurs le coeur de la communauté. Une maison typique que l'on pouvait retrouver dans les quartiers ouvriers et ethniques de la Nouvelle-Angleterre après la première guerre mondiale est décrite par Perreault comme étant: 

 ...construite en bois, à trois ou quatre étages, et
            d'un côté, une véranda à chaque niveau. A l'étage
            supérieur, il y a soit un petit logis, ou bien
            c'est le grenier. Autrefois, le propriétaire
            habitait au rez-de-chaussée, tandis qu'on louait,
            parfois à des parents ou amis, les autres étages. 
 

 On retrouve également un passage dans l'oeuvre de Kérouac qui dépeint le genre de logement qui caractérise les "Petits Canadas" de la Nouvelle-Angleterre,
            This new home was situated in a neighborhood denser
            in population than that around the old house on
            Galloway Road, and made up largely of wooden tene-
            ments and small closely-packed bungalows, with stores
            and shops nearby that made it a small kind of shopping
            district for the suburban homes and farms thereabouts.
 
 
 

            It was a flat, on the fourth floor of a wooden tene-
            ment house...There were two suspended porches front
            and back overlooking a busy street on one side and
            the roofs of small houses on the other.It was a spare,
            white-washed, square wooden building, a typical
            example of New England French-Canadian building roomy,
            drafty, yet oddly comfortable and homelike. Heavy
            telephone wires swooped past the windows, the gaunt
            telephone poles seemed to lean athwart the porches,
            the hallways were musty and creaky... 
 
 
 
 

 Ce passage en dit beaucoup sur l'organisation des lieux et sur

l'atmosphère qui s'en dégage. Premièrement, Kérouac mentionne la densité du quartier, qui est une caractéristique importante pour plusieurs "Petits Canadas". Ensuite, il fait mention de les "wooden tenements", soit les logis d'ouvriers entassés qui caractérisent l'apparence physique des "Petits Canadas". Les câbles d'électricité et les balcons au-dessus d'une rue avec des commerces achalandés viennent compléter cette image du "Petit Canada". Vers la fin du passage, Kérouac mentionne qu'il est surpris de se sentir confortable dans ce logis. Un des facteurs contribuant à ce sentiment sécurisant qu'il éprouve est sans doute, le milieu qui l'entoure, soit la présence des Canadiens français qui partagent la même langue. 

2. La vie française

 Comme on l'observe souvent dans des quartiers ethniques, la langue de la minorité prévaut dans les "Petits Canadas". Il y avait au tournant du siècle, dans les communautés francophones de la Nouvelle-Angleterre, plusieurs
 
 

services offerts en français. Notamment, on retrouvait des commerces, des églises, des écoles primaires, des centres de rencontres, des clubs et souvent un journal "dont le tout chantait la gloire de l'ancienne patrie".  En se baladant dans les rues de Lowell, Kérouac observe "...this drugstore, Bourgeois'...candy stores like Destouches'."  Aussi, "...a French Canadian nightclub..."  et "...a cluttered dark French-Canadian shoe repair shop..." 

 Avant de traverser le pont Notre-Dame qui les amène au "Petit Canada", Charles Ladouceur et sa fille Caroline, soit les personnages principaux du roman L'Héritage, "...passent près de la Caisse Populaire Sainte-Marie, le parc Lafayette, la paroisse Sainte-Marie et l'hôpital Notre-Dame-de-Lourdes, avant d'arriver à l'épicerie Ladouceur".  Ce passage est un bon exemple de la prédominance des commerces et des institutions francophones que l'on retrouvait dans un "Petit Canada".

            Pour un émigré du Québec, vivre dans le Petit Canada
            de n'importe quelle ville américaine, c'est vivre
            parmi les siens. Certes, il fallait parfois parler
            anglais, on y devenait urbanisé et on y pratiquait
            en grande partie les moeurs et les manières du pays
            adoptif. Cependant, on n'oubliait pas la langue,
            la foi et la joie de vivre de ses ancêtres. 
 
 

 Une étude toponymique du "Petit Canada" de Manchester menée par Perreault dans son roman, révèle qu'il y avait plusieurs rues qui "reçurent des noms évoquant le souvenir des pionniers français et québécois en Amérique, soit Cartier, Dubuque, Laval et Youville".   À Lowell, on retrouve aussi des noms de rues tels: Lupine, Beaulieu, Boisvert, Beaudry, etc. Cela contribuait sans doute à l'esprit francophone qui régnait à une époque dans ces quartiers.

Kérouac décrit un club de rencontre situé dans le "Petit Canada", soit le "Pawtucketville Social Club", comme étant une organisation "...intended to be some kind of meeting place for speeches about Franco-American matters but was just a huge roaring saloon and bowling alley and pool table with a meetingroom always locked."  Ce passage démontre à la fois le caractère français du "Petit Canada" et l'esprit de convivialité qui régnait au sein de cette communauté.

3. La sociabilité

  Une deuxième caractéristique importante du "Petit Canada" est la sociabilité que l'on retrouve en ces lieux.  Vivre dans le "Petit Canada", c'était souvent vivre parmi de la famille et des amis provenant du même village québécois. Souvent, plusieurs membres d'une famille habitaient dans le même logis ouvrier ou à proximité. On se rencontrait pour jouer aux cartes et pour chanter
 
 

des chansons du terroir. Kérouac se rappelle des sons majestueux de son enfance vécue dans le "Petit Canada". "The kids yelling in the tenement yards at night -I remember now and realize the special sound of it - mothers and families hear it in aftersupper windows."  Kérouac poursuit en se rappelant que sa mère, Gabrielle, s'assoyait souvent sur le balcon afin de causer avec les gens du quartier.

4. L'abattement

 Cependant, l'atmosphère du "Petit Canada" n'était pas toujours aussi joviale. Kérouac nous fait également part du sentiment abattu et affligé qu'il éprouvait à Lowell. "In a few years we moved over the Textile Lunch scene of greasy midnight hamburgs & katchup; the one horrible tenement of collapsing porches..."  Kérouac parle aussi d'un air découragé qui semble résider dans les résidences canadienne-françaises. Au sujet d'une maison il mentionne qu'elle lui semblait être "...haunted by sad flowerpots of linoleum eternity in a sunny void also darkened by an inner almost idiot gloom French Canadian homes seem to have..."  Il nous offre également une autre scène perspicace du "Petit Canada" à l'hiver: "...in the coldmoon January wind of the French Canuck ruts in frozen mud so like Russia, by creaking saloon signs, grit winds, canal frozen 
 
 

solid..."  Le roman de Kérouac contient plusieurs descriptions mélancoliques du "Petit Canada". Il décrit avec précision les moments joyeux qu'il partagea avec ses camarades mais cependant, il n'ignore jamais l'atmosphère déprimant qui se dégage de ce milieu.

5. Un espace de transition

 Souvent, l'objectif pour plusieurs Canadiens français était de demeurer dans le "Petit Canada" assez longtemps afin d'amasser des fonds pour ensuite déménager à l'extérieur et s'assurer d'une meilleure intégration dans la société américaine. Bref, le "Petit Canada" pour plusieurs n'était qu'une étape transitoire dans l'ascension de l'échelle socio-économique américaine. Ce sentiment sera amplifié de plus en plus chez les "Franco-Américains" de deuxième et de troisième générations qui tenteront de s'écarter du "Petit Canada" et de ses usines, symboles de leur marginalisation. Perreault résume l'ascension socio-économique souhaitée par la majorité des Canadiens français dans un passage révélateur.

            ... ces gens habitaient plus près du centre-ville,
            sur la rive ouest du fleuve Merrimack, dans le
            "Petit Canada", non loin des filatures de la
            compagnie Amoskeag. Cependant, dès qu'ils com-
            mençaient à recueillir un peu de capital, ces
            ouvriers se lançaient dans les affaires et quit-
            taient leur vieux quartier pour déménager en
            banlieue. Aujourd'hui, ils vivent dans la tran-
            quilité d'un voisinage de petits bourgeois à
            l'une extrémité ou à l'autre de Manchester.
 
 
 
 

            Ceci les oblige tout de même à faire un trajet
            journalier entre la résidence et l'emploi. Malgré
            tout, ces gens se considèrent beaucoup plus for-
            tunés que leurs ancêtres québécois ou acadiens,
            qui se sont établis dans le Petit Canada vers
            la fin du dix-neuvième siècle. 
 

6. Le milieu de travail

 L'industrie textile est la raison primordiale qui explique l'émigration des Canadiens français vers la Nouvelle-Angleterre. Ces immenses bâtiments linéaires, souvent fabriqués de briques rouges, dominaient la vie de plusieurs Canadiens français à la fois à cause de l'architecture gigantesque qui caractérisait ces manufactures et aussi parce que la grande majorité des immigrés Canadiens français travaillaient à l'intérieur de leurs murs. Bref, les romans contiennent plusieurs évocations du milieu de travail des Canadiens français aux États-Unis. 

 Premièrement, il est important de se remémorer le fait que les conditions de travail à cette époque n'étaient pas toujours aussi favorables que celles que l'on connaît aujourd'hui. Souvent, on retrouvait des jeunes enfants et des mères de familles qui, renfermés dans ces manufactures, travaillaient un nombre d'heures excessif.
 
 
 
 

            I am horrified by the cotton dresses of the women
            rushing out of the mills at five - the women work
            too much! they're not home any more! They work more
            than they ever worked! - Dicky and I covered these
            millyards and agreed millwork was horrible. 
 

 À ce sujet, un des personnages dans le roman de Robichaud mentionne que "Most French-Canadian boys I know work in factories that open and close and throw their people out of work regularly like the tide at Old Orchard Beach."  Ce passage témoigne de la vie laborieuse qu'auront plusieurs travailleurs Canadiens français sur le sol de l'Oncle Sam. 

 La simple présence des manufactures dans le quartier de Kérouac aura un effet important sur ses écrits et occupera un rôle crucial dans ses souvenirs d'enfance.
 ...just sitting there, over my pooltable, late red
            Sunday afternoon in Lowell, on the Boott Mills the
            great silent light shrouded the red-brick in a maze
            of haze sorrow, something mute but about to speak
            lurked in the sight of these silent glowing mills
            seen on dumb-Sundays of chocked cleanness and odors
            of flower... 
 

 Ainsi la couleur de l'usine alimente les nombreuses descriptions que Kérouac fait de son milieu. L'omniprésence des manufactures dans le quartier de Kérouac fera du rouge une couleur prédominante dans son roman. Kérouac, comme un
 

peintre, utilise cette couleur lors de ses nombreuses descriptions des manufactures et du désespoir qui s'y rattache. Il imagine le jour de sa naissance qui prend place "...at five o'clock in the afternoon of a red-all-over suppertime..."  Vers le début du roman, il décrit le salon hanté de sa maison en mentionnant à maintes reprises la couleur rouge.  Lorsqu'il marche dans les rues de Lowell, il décrit les cheminées des usines comme étant des antennes rouges.  Il mentionne que "The mystery of the Lowell night extends to the heart of downtown, it lurks in the shadows of the redbrick walls..."  Donc pour Kérouac, la couleur rouge de la brique des usines se chevauche souvent avec l'état des travailleurs affligés par la détresse. Bon nombre de descriptions des manufactures dans l'oeuvre de Kérouac dégagent un air de tristesse et de mystère. 
  Caroline, dans L'Héritage, tente sans succès de prévenir la destruction de l'Amoskeag Millyard car pour elle ce lieu est un vestige qui représente le labeur et le courage de ses ancêtres. Perreault en fait une description d'ailleurs beaucoup moins négative. Lui aussi a recours à sa palette de couleurs lorsqu'il décrit l'usine qui marque la vie des Canadiens français du "Petit Canada" de Manchester.
 
 
 
 
 

 ...l'Amoskeag Millyard, un vaste paysage industriel-
 le où se marient les couleurs de la nature avec
 celles de l'homme: le bleu du firmament se réfletant
 dans les eaux du fleuve Merrimack et des canaux
 creusés il y a plus d'un siècle; le rouge des feuil-
 les d'automne mêlé à celui des millions de briques
 dont furent construites au-delà d'une trentaine de
 manufactures gigantesques. 
 

B) L'INTÉGRATION À LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE
1. Le rêve américain

 Le processus qui fait en sorte que les immigrés canadiens-français arrivent à s'intégrer dans la société américaine est au centre des romans étudiés. On s'attache aux difficultés qu'il suscite. Pour plusieurs, le problème majeur est sans doute celui de la langue. C'est bien sûr souhaitable que de vouloir s'assurer un meilleur statut social mais cependant cela rend le sujet canadien-français plus susceptible à l'assimilation. En effet, chaque nouveau départ des "Petits Canadas" effritait le pouvoir de ces concentrations francophones.

 Perreault, par le biais de ses personnages, résume effectivement cette problématique. Ses propos sur Charles Ladouceur qui décida un jour de suivre "les règles de la petite bourgeoisie" , traduisent le fait qu'il
 
 

s'identifie au rêve américain: il aspire demeurer dans une maison spacieuse située dans un quartier huppé; il désire également conduire une automobile de marque distinguée afin de concurrencer avec ses voisins. Il fait ceci afin de s'écarter à tout prix de son vieux quartier ethnique et des manufactures qui sont, à ses yeux, synonymes de la marginalisation et de la pauvreté.

 Charles Ladouceur se demande pourquoi que les Canadiens français ne sont pas plus avantagés économiquement que les autres groupes ethniques habitant la même région. Il observe que des Juifs, qui sont arrivés au moment où il était finalement lui-même sorti du "Petit Canada" et avait acheté son commerce, sont présentement plus avantagés que lui car certains possèdent des commerces plus gros que le sien. Également, il y a les Irlandais qui ont connu une plus grande ascension dans le monde de la politique. D'après lui, la raison qui explique cela est le fait que ces derniers se tiennent ensemble et qu'ils s'entraident, contrairement aux "Canayens" qui sont jaloux l'un de l'autre lorsqu'il y en a un qui accomplit quelque chose. 

2. L'Autre

 Il est important de signaler, à mon avis, l'absence d'un élément crucial qui ne figure pas dans cette tirade, soit la mention du rôle de la langue. Puisque les habitants du "Petit Canada" possèdent le français comme
 
 

langue maternelle, cela les désavantage grandement comparativement aux Irlandais, par exemple, qui parlent déjà la langue du pays adoptif. Les Irlandais peuvent s'intégrer dans la société américaine sans perdre leur langue tandis que les Canadiens français doivent apprendre une nouvelle langue, ce qui rend l'intégration plus ardue. Cela contribue également à creuser le fossé entre les Canadiens français et l'Autre ("les Anglais"). Les Irlandais, quant à eux, n'accuseront pas le même retard que les Canadiens français et il s'ensuivra qu'ils vont moins ressentir la différenciation entre eux et la société américaine.

 Il est important de souligner que dans ces romans franco-américains, on retrouve souvent des personnages francophones ou de descendance française qui perçoivent "l'Américain anglophone" comme étant l'étranger, l'Autre. Les personnages francophones s'identifient en affirmant leurs différences par rapport à l'Autre anglo-saxon et protestant. Louis Martel, soit la création de Robichaud,
qui habite dans le Maine, affirme "...the Henglish...why that's the language of the Protestants!"  Même les jeunes enfants de Louis se taquinent l'un l'autre en chantant "Last one in bed...is a Henglish haristocrat!" 

  Néanmoins, il y a un autre passage dans le roman où Louis dit qu'il se sent bien d'être vivant en cette fête américaine du 4 juillet. Cette déclaration saute aux yeux car Louis est souvent le premier à remarquer les
 

différences entre lui et l'Autre. Cependant, dans ce passage, il est fier de célébrer la fête de ceux qu'il surnomme les "Haristocrats". Il se peut que cette parole de Louis ne fasse qu'exprimer une simple émotion qu'il éprouve à l'égard de son pays adoptif. Cependant, ces mots peuvent également signaler son intégration progressive dans la société américaine. Cécile Bolduc, l'épouse de Louis, insiste plutôt sur le fait que la langue parlée dans la maison sera le français. Les enfants devront aussi prier dans cette même langue. Elle incite cependant ses enfants à également maîtriser l'anglais, car après tout c'est la langue de leur pays adoptif.

3. L'effet du milieu 

 Le roman de Perreault peut se résumer comme celui de l'affrontement entre le pouvoir de la tradition et les forces de la modernité. Paradoxalement, c'est Caroline Ladouceur, une adolescente, qui représente les coutumes du passé tandis que c'est son père, Charles, qui en regardant vers l'avenir, se presse à oublier le passé. Caroline est frustrée lorsque son père "...commence avec ses histoires de vivre comme les riches du North End, pis d'oublier c'que notre famille avait coutume d'être, quand on restait au-dessus de chez grand-maman [dans le "Petit Canada"]..." 
 
 
 
 
 

 Il est intéressant de noter qu'une fois que Charles déménage hors du "Petit Canada", il se définit de façon différente. Il se voit comme étant plus américain. Il mentionne que dans le "Petit Canada", ils ne font que parler en français. En ce qui concerne un dénommé Gamache, qui ne parle pas fréquemment l'anglais, Charles déclare que ce dernier "peut rester là [dans le "Petit Canada"] pis pas venir empouésonner notre beau voisinage icitte!"  Ce qui traduit les grandes divergences des points de vue quant à l'intégration. Certains accueillent à bras ouverts le rêve américain et désirent s'intégrer dans la société américaine tandis que d'autres ne veulent que faire un peu d'argent afin de retourner au Canada tout en protégeant la langue et la culture.

 Cependant, le revers du point de vue de Charles provient d'Emelia Marcouillier, soit sa belle-mère, qui ne voulait point quitter le quartier des Canadiens français car elle se sentait perdue hors de son "Petit Canada". Le facteur de la langue entre en jeu car Emelia ne veut pas déménager hors du voisinage puisque "...c'est tous des étrangers, un mélange de monde qu'on connaît pas pis où c'que quasiment personne parle français?"  Elle désire plutôt demeurer dans le "Petit Canada" car ça fait déjà une cinquantaine d'années qu'elle habite ce quartier. Elle veut continuer à vivre avec des gens qu'elle connaît et elle se résigne même à mourir dans le "Petit Canada". Donc avec Charles et Emelia, on observe que certains perçoivent le "Petit Canada" comme étant un lieu transitoire que l'on habite pour une période de temps restrictive tandis que pour d'autres, ça devient un lieu relativement idéal pour vivre une vie.

4. Le poids de la différence

 Rhea Côté-Robbins mentionne maintes fois les douleurs qu'elle a subies lors de sa jeunesse comme jeune fille habitant dans le "Petit Canada" de Waterville dans l'État du Maine. "The wound of being French avec les améritchains all around you".  Néanmoins, elle célèbre l'histoire des Canadiens français malgré le fait que plusieurs n'ont pas connu l'ascension souhaitée sur l'échelle socio-économique et sont demeurés au même niveau social pendant plusieurs générations.

            The women who work in the mill, and whose aspirations
            have much to do with the dominant society under which
            their ancestors came to rest and be employed by, still
            speak the language of their ancestors. Or if not, it
            is apparent in their demeanor, gesture, and their es-
            prit de corps. Body language. It speaks to me. 

 Dans ce passage sombre, Côté-Robbins mentionne, comme elle le fait à plusieurs autres endroits dans son livre, que même si certains Franco-Américains ne parlent pas leur langue maternelle, il est possible de ressentir leur francité. Elle se dit capable d'interpréter les gestes du corps. Si ce n'est pas dans la langue parlée, la francité pour certains réside dans l'esprit, dans le sang et surtout dans le coeur.
 
 
 

 Côté-Robbins offre plusieurs exemples qui démontrent combien pénible a été la progression socio-économique ou la tentative de se hisser dans l'échelle sociale pour plusieurs Franco-Américains. Le changement a été encore plus difficile pour ceux qui désiraient également maintenir leur héritage. À nouveau, la langue s'affiche comme étant un obstacle majeur. Elle discute aussi de la disparité entre la culture franco-américaine et celle du "mainstream" américain. 
 

  ...Colby College. The workplace for many Franco-
  Americans as cooks, janitors, secretaries and
  maids. Zamboni drivers. Toilet bowl cleaners.
  Salad preparers. Rarely do Franco-American
  children attend Colby College. Although children
  of workers can attend for free. Few choose to
  stoop to the level of social climbing. Who would
  they talk to when they came back from the foreign
  land, and while there, who would understand them?
  The French body language is all different than
    what is bodily observed in at the Ivy League school.
  The gestures of being brought up French do not
  prepare a child to compete in the world of high
  finance, Jaguars, the smell of money emanating
  from the leather of the shoe and lying down in
  bed with creamy-skinned, silken-haired silver
  spun women. Or, men. So Colby is safely tucked
  away from the onslaught of the French who took
  up residence in Waterville to work in the mills. 
 
 

 Dans son texte riche d'émotions, Côté-Robbins se rappelle comment les filles franco-américaines de son quartier furent ridiculisées par les garçons qui fréquentaient le Collège Colby à Waterville, dans l'État du Maine. "The women of
 
 
 

my neighborhood were the playthings of the Colby men. 'The girls on Water Street' were the girls the Colby men were told to avoid. They might get the crabs."  L'expérience de Côté-Robbins aide le lecteur à comprendre que les relations n'étaient pas toujours harmonieuses entre les Franco-Américains et les Américains de souche anglaise. Puisque les Franco-Américains représentaient une minorité qui parlait une autre langue, ils étaient souvent ridiculisés par l'Autre, comme le démontre ce passage. Ceci n'est qu'un seul exemple tiré du témoignage d'une personne ayant déjà habité dans un "Petit Canada". Cependant, on pourrait sans doute retrouver cette même difficulté d'être différent dans plusieurs autres
"Petits Canadas" à l'échelle des six États de la Nouvelle-Angleterre. Par exemple, Michael J. Guignard, Franco-Américain et ambassadeur en Italie, mentionne que "Biddeford's [Maine] Francos were also blamed for smallpox epidemics by the city's Yankees." 

 Côté-Robbins s'accointe avec les autres minorités de la société américaine lorsqu'elle mentionne que les jeunes filles franco-américaines sont dégradées dès que l'Autre jette un regard en leur direction. Elle continue en se
rappelant d'un épisode douloureux tiré de son enfance. "I am hurt by her remarks
about my being French. She doesn't stop there,...She laughs at how I pronounce my words. How I speak. She repeats the sounds I make. Sing-song. Counter-sneering. Screwing up her face." 

5. L'assimilation

 Bref, pour plusieurs Franco-Américains, l'intégration dans la société américaine n'a pas été chose facile. Encore plus difficile est de grimper dans
l'échelle socio-économique en préservant sa langue maternelle et sa culture. Certains décident même de laisser derrière eux leur héritage francophone afin de faciliter leur entrée dans la société américaine.

 À plusieurs reprises dans ces romans, on retrouve des passages sur l'assimilation des Franco-Américains. C'est un dossier épineux qui est quasi-incontournable. Certains sont d'avis que l'on doive l'accepter et qu'il n'y a rien à faire contre l'assimilation pendant que d'autres sont prêts à défendre à tout prix la langue et la culture françaises. Cependant, la majorité des passages dans ces romans exprime des points de vues angoissés au sujet de l'assimilation des Franco-Américains. 

 Louis Martel se rappelle de son père qui lui disait souvent que la race française était en train de mourir. Perreault arrive au même message mais
avec une plus grande subtilité. Le lecteur ressent les sentiments angoissés de la jeune protagoniste, Caroline, lorsqu'elle découvre "...un numéro de L'Avenir National, quotidien de Manchester, disparu depuis plusieurs années".  La tante Sophie, qui demeure fidèle à son héritage, exprime son chagrin envers la relève 
 
 

franco-américaine en disant à Caroline que "C'est d'valeur, vous autres, les jeunes, vous perdez tous votre français, un p'tit brin à la fois".  Côté-Robbins mentionne qu'il y a eu un moment dans sa vie où elle se disait prête à délaisser sa langue et sa culture derrière elle afin de contrer sa marginalité dans la société américaine. "Me, I was just plain leaving the whole thing behind me and I was going to be an Améritchaine girl. Marry me some améritchain. Live in a big white house. Be perfect." 

 Malgré le fait que Charles Ladouceur quitte le "Petit Canada" afin d'habiter dans un quartier huppé, il n'abandonne pas la langue française. Il continue à parler cette langue par force d'habitude. Il y en a d'autres, comme nous l'indique le narrateur, qui vont abandonner leur langue et vont même angliciser le nom de famille. Au domicile, Charles et Marguerite parlent presque uniquement le français mais leurs enfants parlent les deux langues, souvent en même temps. À l'extérieur de la maison, c'est logiquement l'anglais qui domine 
sur le français. Cela est accentué depuis leur déménagement du "Petit Canada". Dans le quartier mixte où ils habitent, c'est la langue de la république américaine qui domine.
 
 
 
 
 

6. Une insertion difficile

 Malgré le fait que Louis Martel célèbre la fête d'indépendance de son pays adoptif, il ne s'est jamais vraiment senti complètement à l'aise dans son
nouveau milieu. Il éprouve constamment une nostalgie profonde pour son village
natif situé au Nouveau-Brunswick. À maintes reprises, il réfère à son lieu de naissance. "In Acadee-ee! he began to hum soflty. "Sweet, sweet Acadee!" 
Robichaud souligne le fait que plusieurs Acadiens doivent quitter leurs villages
afin d'accéder à leurs rêves. "He had never returned to Acadee, after his own honeymoon, the land of hardship and of dreams that come through elsewhere". 
Et finalement, Louis espère un jour quitter le Maine pour enfin retourner à la terre des Acadiens. "...and as we walk, we shall sing, and sing, until we return once again to the land of youth, to Acadee..."  Cependant, tant qu'il ne possède pas les moyens financiers pour assurer son retour, Louis, comme plusieurs autres francophones, devra demeurer sur ce sol étranger. 

 Côté-Robbins éprouve également le même sentiment de dépaysement. Elle se décrit comme étant un cul-de-sac culturel. Elle ressent qu'elle est le dernier arrêt sur le chemin historique des Franco-Américains, soit la dernière de la
lignée franco-américaine. Elle se demande ce qu'elle doit faire avec les leçons que son père lui a enseignées. À qui doit-elle enseigner les leçons de son peuple? Elle se sent déplacée, la dernière à posséder certaines connaissances et elle ne sait pas quoi en faire et avec qui en partager.

 Un autre passage clé qui démontre le sentiment de dépaysement chez
les Franco-Américains se retrouve lorsque Côté-Robbins mentionne "Someone lost 
the map of France. In my family. Mémère, maman's maman, used to say she thought
some of our people came from France. We all spoke French. Someone lost the history book or never wrote one either."  Ces paroles démontrent un "sens des lieux" incertain des Franco-Américains que l'on retrouve à plusieurs reprises dans ces romans.

C) LIEUX ET APPARTENANCE

 D'après Anne Buttimer, le "sens des lieux" se résume comme suit; 
 

 ...people's sense of both personal and cultural
             identity is intimately bound up with place identity.
 Loss of home or "losing one's place" may often trig-
 ger an identity crisis...People have not only intel-
 lectual, imaginary, and symbolic conceptions of place,
 but also personal and social associations with place
 -based networks of interaction and affiliation. 
 

 Toutes les pages qui précèdent cette section sont parsemées, à mon avis, de passages qui offrent des aperçus du "sens des lieux" pour les membres de communautés franco-américaines. Les nombreux passages de Kérouac sur les commerces francophones à Lowell et les descriptions de l'Amoskeag Millyard qui apparaissent sous la plume de Perreault informent sur le sens prêté par les 
 
 

Franco-Américains aux lieux dans lesquels ils habitent, travaillent, socialisent et conduisent leur vie. On retrouve plusieurs autres passages qui "façonnent" le "sens des lieux". Par exemple, Louis Martel, le protagoniste de l'oeuvre de Robichaud, qui mentionne à maintes reprises qu'il habite sur le sol des "Henglish haristocrats" et Côté-Robbins qui, à cause de son accent, se faisait taquiner lors de son enfance. Tous ces évocations contribuent à approfondir notre connaissance des lieux. Ils nous aident également à comprendre davantage l'atmosphère qui s'en dégage.

 - yet something in the air outside the windows was
            high and lyrical, swooping and powerful, for there
            were vistas and views, the house was built on a rise
            near the river, and you could see the town across
            the river all redbrick and smoky, the bridges, the falls... 

 Ce passage de Kérouac alimente tous les sens du lecteur. Premièrement, il active l'imagination du lecteur en offrant des images colorées. Ensuite, cette description permet au lecteur de s'infiltrer à l'intérieur du "Petit Canada" et de sentir la fumée crachée par les cheminées, d'entendre à la fois le bruit calmant des chutes et le bruit indésirable des filatures. Bref, de ressentir le milieu par l'entremise des sens.

 Les romans étudiés nous permettent non seulement de découvrir les lieux tels qu'ils sont vécus au quotidien par les protagonistes, mais aussi toute la gamme des sentiments qui les relie à ces lieux. Ils nous révèlent leur profond
attachement pour les milieux qu'ils ont vus grandir, leur répulsion pour leur pauvreté, etc.

 Le roman nous conduit inévitablement vers toutes ces émotions que véhicule l'idée de sens d'appartenance qui décrit de façon générale, l'attachement d'un individu à une communauté, à un milieu, un espace, un environnement qui lui tiennent à coeur pour de multiples raisons: émotionnelles et/ou pratiques, sociales et/ou économiques.

 Le lecteur ressent une appartenance du Franco-Américain à son espace de vie en lisant l'oeuvre de Côté-Robbins où elle affirme à la fin de son texte "I will be French in Maine, Franco-American female, and proud of it."!  Cela sous-entend qu'elle n'a pas toujours eu cette conviction mais maintenant elle proclame sa fierté d'être Franco-Américaine. Comme plusieurs autres francophones ou personnes de descendance française hors Québec, l'identité n'est pas toujours chose facile à définir.

 En prenant la plume, les auteurs de ces romans tentent de se réconcilier avec leur passé. À cet égard, Côté-Robbins dit "I wish I had a happier story to tell, but I've made my peace with its ugliness. It is a truthful, unpretty face. I have learned to love the story I hated."  Bref, par l'entremise de ces quatre romans, le lecteur observe que plusieurs Franco-Américains ont un "sens d'appartenance" ambigu. Il est parfois très difficile de joindre la vie courante qui se déroule en anglais avec la langue et la culture 
 
 

canadienne-française qui est perçu par certains de la majorité comme étant archaïque et même désuète. "...il n'est pas facile d'écrire et de vivre dans l'insularité et l'ambiguïté d'une culture minoritaire et largement infériorisée". 

 Les personnages dans ces romans découvrent inévitablement à un moment dans leur vie qu'ils sont différents de l'Autre. Cela, à mon avis, entame le processus de différenciation qui aboutit tôt ou tard à un "sens d'appartenance" ambigu. Pour des raisons économiques, les Franco-Américains dans ces romans se sentent souvent au bon endroit mais en ce qui concerne la langue et la culture, les Franco-Américains, depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, se sentent de plus en plus éloignés.

CONCLUSION

 Dans les oeuvres étudiées, il y a quelques passages révélateurs qui aident à bien comprendre la problématique de la culture franco-américaine telle qu'elle s'est construite à la faveur de la migration et de l'adaptation à un nouvel environnement. Dans Papa Martel, il y a un épisode émotionnel où Louis explique à son fils qu'une personne sacrifie une partie de son âme lorsqu'elle 
quitte son pays natal. "To leave home...is to die a little...and one never quite 
 
 

recovers from it..."  Ce passage, à mon avis, résume le sort pénible que connaissent souvent ceux qui doivent quitter leurs pays, comme ce fut le cas des Franco-Américains. Côté-Robbins parle aussi des séquelles que laisse l'assimilation. Le sacrifice que doivent faire plusieurs Franco-Américains est de perdre une partie de leur âme dans la culture américaine. "I talk about losing a piece of one's body and it is like losing a piece of one's self in their culture. Changed forever, but you continue to live just the same. You take it all in stride". 

 Côté-Robbins affirme qu'il y a toujours une francité qui réside dans la vie des Franco-Américains. "In French. Everything in French. Even if it is in English, it is still in French. A layer of French living laid over by layers of popular culture or popular culture covered by living done in French.
Intertwined."  Côté-Robbins, dans son oeuvre qui se confond parfois à de la
poésie, raconte que son histoire est douloureuse mais qu'elle apprend à vivre avec le bagage culturel qui lui a été légué. Vers la fin de son livre, elle offre un message optimiste au lecteur en disant que la culture canadienne-française/franco-américaine est toujours vivante.

            Reclaiming one's right to one's culture and singing
            one's songs. The forces of tradition blowing against
            the shores of modernity. What flashes across your
            mind is the view of dancers dancing the gigues while
 
 

            you shop the aisles in the grocery store. The women
            all around you speak in French or Franglais. They
            say the French culture is dead. Are these people
            ghosts? Regeneration. The sign of nature to us
            that we too are hopefuls in possibilities of
            becoming a new people. 
 

 Ce passage peut s'appliquer à plusieurs Franco-Américains qui tentent 
aujourd'hui de redécouvrir leur héritage et qui ne le font pas sans inquiétude.

Pour l'avenir, Côté-Robbins se dote de la mission de redécouvrir ses racines francophones. Cependant, elle hésite à apprendre à fond la langue française puisqu'elle a peur de s'aliéner ainsi les autres et même de ne plus se comprendre elle-même. 

 Bref, les quatre romans à l'étude livrent une information précieuse sur les sentiments et les appartenances au sujet de cette communauté marginalisée. Ils informent à la fois sur le milieu Franco-Américain, soit les "Petits Canadas" et les filatures, et sur l'intégration des Franco-Américains à
la société américaine. Plusieurs passages contribuent à révéler le rôle primordial des lieux dans les identités et les appartenances: lieux physiques qui encadrent l'action des romans et qui les teintent avec force, et espaces de la sociabilité d'individus qui cherchent à faire leur place entre minorité et majorité.
 
 
 

 Cependant, une étude complémentaire serait d'élargir le terrain de recherche et de faire une "lecture géographique" de d'autres romans et de la poésie franco-américaine puisque la poésie "...est aussi le langage même des marginalités". 

  Somme toute, la littérature s'avère un outil indispensable à la recherche puisqu'elle permet au chercheur de s'infiltrer (jouer le rôle de l'"insider") dans les milieux et les paysages. Par l'entremise des romans que j'ai étudié, j'ai l'impression d'avoir vraiment rencontré des Franco-Américains qui m'ont parlé de leur vécu, de leur expérience des lieux. Une tâche qui aurait été difficile à accomplir avec seulement des textes académiques. 
 
 
 
 

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