La Croix de Ma Tante Rita
par
Ann Marie Staples
Quand
j’y irai la semaine prochaine, elle ne me reconnaîtra pas
du tout. Mais ce beau jour-là, pendant l’été de 2002, elle
n’avait encore aucun problème de mémoire.
Ce jour-là, ma cousine et moi, nous avions eu envie d’aller
interrompre la sainte tranquillité de la maison de retraite
où notre tante Rita s’était récemment installée. Nous nous
parlions en anglais, comme d’habitude, pendant le voyage
assez inconvenable. Nous nous attendions à passer une heure
assez ennuyeuse avec elle, mais pas sans vouloir la voir et
causer avec elle. Elle était notre tante et nous
l'estimions beaucoup.
Ayant célébré ses quatre-vingt-trois ans, ma tante Rita se
reposait là, travaillant à son gré avec deux machines à
coudre en écoutant ses centaines de cassettes spirituelles.
Elle nous a accueillies chaleureusement en anglais dans le
couloir. En entrant sa chambre nous l’avons vu jeter un
coup d’œil au gai couvre-pied rose étendu sur son lit
étroit. Il ne serait pas fini ce jour-là à cause de notre
arrivé. Elle a remis une aiguille sur son cousin et s’est
placée dans sa chaise berceuse en face de nous.
Nous étions, ma cousine et moi, assises sur des chaises
raides des années 1960, sachant que cette chambre
ensoleillée et privée au deuxième étage était la récompense
de notre tante pour ses quarante-cinq ans d’enseignement à
des milles d’enfants et ses quinze de plus à soigner les
religieuses âgées. En silence elle nous regardait.
« J’avais voulu être cloîtrée » a-t-elle annoncé
platement en français.
Un seul mot nous a échappé simultanément: « Quoi
? » Ma tante Rita avait quelque chose à nous dire qui
ne pouvait pas être entendue en anglais.
Elle a craqué un sourire de chat et nous a lancé une
deuxième fois, « Oui, j’avais bien voulu être
cloîtrée, mais il n’y avait plus d’place. »
Ses yeux marron affaiblissants ne cachaient pas leur
plaisir de nous voir la bouche bée. « C’est ma tante
Bella, la sœur de papa, qui m’a amenée au couvent en
taxi. »
Ma tante Rita s’est bercée trois fois, s’est arrêtée et a
ajouté, « Un garçon voulait me marier. Il avait reçu
cinquante mille piastres après la mort de son père. Il
étudiait vers un diplôme en pharmacie. »
Le visage de cette bonne sœur s’est allumé. Elle avait
décidé que ses nièces grisonnantes étaient assez mûres et
sensibles pour entendre dénouer un ancien mystère caché
parmi leurs mémoires.
Tout à coup, moi, j’ai été transportée en arrière. Soudain,
j’avais onze ans. Papa dormait dans le salon sous son
hebdomadaire Boston
Sunday Globe. Dans la
cuisine, Maman ouvrait sa boîte de vielles photos et j’en
étais ravie car j’adorais écouter les détails des anciens
drames représentés par les images. Je fouillais dans le tas
de photos choisissant celle d’un jeune monsieur portant un
capo et une cane. « Celui-là, c’est Georges-Albert. Il
est devenu prêtre parce que Rita n’a pas voulu
l’marier » a dit maman nettement. Quel type se
consacrait à la prêtrise à cause d’une jolie
religieuse ? Surtout pas à cause de ma tante Rita dont
le comportement parfait personnifiait toutes les vertus
chrétiennes. Pas possible ! Cependant, j’avais eu tort
de juger l’imagination de maman trop active.
Maintenant, émue en attendant le versement de secrets, je
pensais toujours à la boîte. Pourtant, le jeune monsieur
posait dans plein de photos de ma famille prises vers la
fin des années 1930. La caméra l’encadrait entre mémère et
les oncles. Quelquefois il paraissait parmi les tantes de
Montréal, ou debout à côté de ma tante Lucille en voile
noir. Dans les photos avec ma tante Rita le sourire du
jeune monsieur éclatait.
Ma tante Rita a repris, « Un soir, je me suis mal
endormie, énervée par la question de mariage. Papa voulait
des petits enfants. J’aurais pu me marier
comme il
faut, mais
j’hésitais. » Elle a froncé les sourcils, « Le
garçon attendait ma réponse. » L’histoire déroulait
clairement. Tante Rita n’avait pas sommeil cet
après-midi-là malgré la chaleur humide de sa chambre. Elle
était ranimée par la passion qui lui enflammait l’âme il y
avait plus de soixante ans.
« Au milieu de la nuit une énorme croix toute
ensanglantée est apparue au pied de mon lit. J’étais
effrayée. « Regarde » j’ai chuchoté à ma
sœur Doris qui ronflait à côté de moi. »
« Regarde quoi ?» gronda-t-elle. « Tu n’la
vois pas ? La grande croix toute trempe de
sang ? » « Quelle croix ? » Doris
n’était pas contente, « tu rêves ! » Enfin
la croix et le sang ont disparu, mais naturellement je
n’pouvais plus dormir. Je suis descendue au déjeuner le
visage blanchit. Maman m’a conjuré d’rester à la maison au
lieu d’aller travailler au moulin ce matin-là. Votre
grand-mère était bien sensible et elle avait déjà deviné
mon problème. Elle m’a dit d’aller voir monsieur le curé.
« Je suis allée au presbytère après la messe de six
heures. Je lui ai raconté ma vision bizarre. Le curé m’a
fait comprendre que j’étais fortement attirée à la vie
religieuse et que si je me mariais sans au moins passer
quelques semaines dans un couvent, je serais toujours
malheureuse. Si le bon Dieu ne m’voulait pas, il me
mettrait à la porte, puis j’me marierais. »
Ce n’était plus notre tante Rita qui nous parlait. C’était
une demoiselle de vingt-deux ans dont la conscience causait
un dérangement profond. Elle s’est fermé les yeux quatre
secondes, cinq secondes, et a continué :
« J’ai prié, puis j’ai prié. Votre tante Lucille, déjà
professée, enseignait à St-Albans au Vermont. On avait bien
prié et sacrifié ensemble pour sa vocation avant qu'elle
parte. Maintenant, elle continuait ses prières pour la
mienne, bien qu'un avenir plein de gamins bruyants comme le
sien ne me séduisait pas trop.
« Le plus je priais, le plus j’voulais entrer un
couvent cloîtré. Papa, lui, il n’avait pas voulu du tout
qu'aucune de ses filles devienne religieuse! En avoir une
deuxième ne lui plairaient pas du tout!
« Ma tante Bella, célibataire elle, comprenait que le
mariage n’était pas pour tout le monde. Elle m’a fait
passer un séjour chez elle à Montréal. Après quelques longs
discours, elle a pris un jour de congé de son poste de
secrétaire. Elle m’a menée au couvent en taxi, mais elle a
dû m’attendre à la clôture.
« La mère supérieure m’a reçue dans le parloir, mais
elle m’a dit doucement que le couvent débordait de jeunes
postulantes. Les larmes ont recommencé. Enfin j’ai compris
que le bon Dieu m’appelait à St-Laurent pour entrer dans
l’ordre de ma sœur Lucille. Sur le champ, ma tante Bella a
fait sa commande au chauffeur du taxi.
« Voilà qu’elles m’ont acceptée et où je suis
restée. »
Je me suis rendu compte que le nom du jeune monsieur ne lui
touchait pas aux lèvres après soixante ans. J’admirais sa
pudeur. Ma cousine curieuse qui n’en pouvait plus a dû
demander ce qui était arrivé au garçon dont on ne
prononçait pas le nom.
« Ô ! Le garçon, lui, il a bien sangloté, mais
enfin, malgré son chagrin il a accepté ma réponse. Ensuite,
séparé de moi, il a eu le temps de réfléchir puis est entré
au séminaire et est devenu un très bon prêtre. » Ses
prunelles étincelaient en sourire discret. « Nous
avons célébré notre vingt-cinquième anniversaire la même
année, moi avec mes sœurs religieuses, et lui comme
Révérend Père. »
« Je pense avoir assez bien servi au bon Dieu comme
enseignante. » Ma tante Rita a passé les yeux sur
l’énorme crucifix à la tête de son petit lit, « Quand
même, j’aurais bien aimé ça, être cloitrée. » Un grand
soupire nous a fait signal de partir et d’emporté dans le
cœur cette profession de foi qu’elle nous avait laissé
témoigner.
Aujourd’hui, ma tante Rita vit toujours dans la maison de
retraite pour les religieuses. On lui met le voile tous les
jours. Elle sourit quand on lui apporte l’eucharistie. Elle
ne reconnait presque personne, flottant dans un endroit
mi-terre, mi-ciel avec ses prières, plutôt cloîtrée, enfin.
Rochester, New
Hampshire
juin 2012